Sommes-nous devenus fous ?

A quel jeu morbide sommes-nous en train de jouer ? Sommes-nous devenus un peuple fou pour ne pas réaliser que nous courons à la mort de notre nation en nous comportant comme nous le faisons depuis la fin de notre élection présidentielle ? Le jeudi dernier, c’étaient une bande de farfelus qui, à la télévision, discutaient de la dimension spirituelle de la crise que nous vivons. Evêques de Côte d’Ivoire, intellectuels, hommes et femmes de lettres, de culture et de droit d’ici et d’ailleurs, à quel jeu jouez-vous ? Entendez-vous là-bas, à l’ouest du pays, les bruits des fusils ? Avez-vous compté les morts qui s’amoncèlent, les femmes, hommes et enfants qui par milliers fuient vers le Liberia pour échapper à la mort ? A quoi jouez-vous ? A défendre coûte que coûte un homme qui a perdu les élections et veut à tout prix conserver le pouvoir, quitte à ce que son pays sombre avec lui ? Croyez-vous que vous serez épargnés ? Laurent Gbagbo vous a-t-il autant corrompus ou ensorcelés pour que vos yeux, vos cœurs et vos intelligences se soient soudainement obscurcis ? De quoi s’agit-il ?

L’élection qui devait se tenir en 2005 a été repoussée jusqu’en 2010 par Gbagbo qui disait qu’il voulait l’élection la plus juste, la plus transparente, afin qu’elle ne soit contestée par personne. Il a ainsi contesté les audiences foraines telles que voulaient les organiser Charles Konan Banny. Il a contesté les enrôlements sur les listes électorales. Il a foulé aux pieds tous les accords qu’il a signés ainsi que les résolutions des Nations unies pour aller signer son Accord à lui, celui de Ouagadougou, avec Guillaume Soro. Jusqu’à la veille de l’élection, il ne tarissait pas d’éloges à l’endroit de cet accord et de Guillaume Soro, le meilleur de ses premiers ministres, disait-il. Cet accord devait nous conduire à l’élection à la fin de 2007. Il n’a pas réussi à le faire. Nous avons patienté. En février dernier, Gbagbo a dissout la Commission Electorale Indépendante, au motif que son président aurait tenté de frauder. On a tiré sur les personnes qui manifestaient contre cette décision. Les partisans de Gbagbo ont fait rayer des milliers de personnes des listes électorales, au motif qu’elles ne seraient pas Ivoiriennes. Nous avons avalé tout cela. Ce n’est que lorsqu’il a obtenu tout ce qu’il voulait qu’il a consenti à aller à l’élection. Nous y sommes allés après que le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu ait certifié la liste électorale. Vous vous en souvenez. Personne n’avait alors crié à l’ingérence. Y a-t-il un acte qui concerne autant la souveraineté nationale que la liste électorale qui devait aussi servir à établir les cartes d’identité nationale ? Aucun évêque, aucun intellectuel, ni d’ici, ni d’ailleurs, n’avait alors crié au piétinement de notre dignité. Nous sommes allés au scrutin. Au premier tour, Gbagbo est arrivé en tête, après la certification par le Représentant de l’ONU. Et pour convoquer les électeurs ivoiriens au second tour, Laurent Gbagbo a dans son décret cité la certification du représentant de l’ONU en ces termes : « vue la certification des résultats du premier tour par le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies… » Encore là, personne n’a parlé d’ingérence. Après le second tour, pendant que nous attendions les résultats, et que les rumeurs de la défaite de Laurent Gbagbo circulaient déjà, la télévision qui devait les retransmettre a été chassée des locaux de la CEI par des militaires, puis ce fut le tour du personnel de la CEI. Plus tard, lorsque le porte-parole de la CEI a voulu donner ces résultats, les télévisions du monde entier ont filmé le représentant de M. Gbagbo en train d’arracher les feuilles de sa main. Entre temps, tous ceux qui avaient suivi les élections sur le terrain, à savoir les préfets, sous-préfets, observateurs, diplomates, agents de l’ONU, journalistes, avaient déjà attesté de ce que le scrutin s’était déroulé au nord de façon correcte, malgré quelques incidents qui avaient presque tous eu lieu hors des bureaux de vote. Plus tard, lorsque le président de la CEI donna les résultats depuis l’hôtel du Golf qui était alors l’endroit le plus sécurisé d’Abidjan, et qui, rappelons le, n’était pas le QG du candidat Ouattara, le président du Conseil présidentiel se précipita aussitôt à la télévision pour contester ces résultats. Sans même avoir siégé pour les examiner. Et quelques heures plus tard, il rendit son verdict en annulant tous les résultats de sept départements du nord et du centre. Ce qu’il faut noter est que Yao-Ndré ne cite que six localités où auraient eu lieu les irrégularités que ses acolytes du Conseil constitutionnel et lui avaient été les seuls à avoir vues depuis leurs bureaux d’Abidjan. Et, à cause de ces six localités, Yao-Ndré annule d’un trait de plume les scrutins de sept départements, soit environ 3000 bureaux de votes, privant de leur droit de vote plus de 600 000 citoyens de ce pays. Intellectuels, juristes, gens de lettres et de culture d’ici et d’ailleurs, évêques de Côte d’Ivoire, comment votre intelligence peut-elle accepter cela, surtout lorsque l’on sait que cette élection avait pour objectif de nous sortir de la tant décriée ivoirité qui avait été comprise comme excluant les populations du nord de la nationalité ivoirienne ? Mais surtout, gens d’ici et d’ailleurs qui dites que la Conseil constitutionnel doit être respecté, dites-nous sur quel droit il s’est appuyé pour prendre une telle décision ? Roland Dumas, vous qui avez été président du Conseil constitutionnel chez vous, dites-nous si le rôle de cette institution est de dire le droit ou de l’inventer. Pace que le droit sur lequel notre Conseil constitutionnel est chargé de veiller dit sans aucune ambigüité que s’il constate des irrégularités qui sont de nature à entacher les résultats d’ensemble, il annule tout simplement le scrutin et l’on recommence dans 45 jours. Les irrégularités que Yao-Ndré et ses acolytes avaient été les seuls à constater n’étaient pas de nature à entacher l’ensemble du scrutin. Il a rayé les scrutins de sept départements sans nous dire s’il avait constaté des irrégularités dans tous les bureaux de vote de ces sept départements. Sans qu’aucun texte, aucune coutume juridique, aucune jurisprudence d’ici ou d’ailleurs ne lui en donnent le droit. Devons-nous répéter que le rôle du Conseil constitutionnel est de veiller à la bonne application du droit par toutes les instances chargées de le dire ? Ce n’est pas à lui, ni de créer le droit, ni de choisir le président de la république à notre place. Aujourd’hui, tous les partisans de M. Gbagbo parlent du respect que le reste du monde doit à nos institutions, à nos lois. Mais les premiers à devoir respecter nos lois et institutions sont nous-mêmes, Ivoiriens. A commencer par le Conseil constitutionnel. Comment des évêques, dont la mission est d’apporter la Vérité aux hommes, des intellectuels exilés qui ont fui leurs pays respectifs parce qu’il y manquait la démocratie et la bonne gouvernance peuvent-ils cautionner une telle forfaiture qui ne peut que conduire la Côte d’Ivoire à la guerre civile ? Sont-ils devenus si aveugles qu’ils ne peuvent pas percevoir cela ? Sommes-nous tous devenus fous ? Comment, devant ces faits, venir nous parler de Françafrique, de néocolonialisme, de colonisation de l’Afrique par l’ONU, de souveraineté nationale bafouée. N’est-ce pas se moquer des Ivoiriens ? Comment vouloir nous faire accepter une telle mauvaise foi, une telle malhonnêteté ? A-t-on besoin de sortir de polytechnique pour comprendre qu’un petit groupe qui a accaparé le pouvoir ne veut plus le lâcher et qu’il utilise les moyens les plus éculés et les plus dilatoires pour le conserver ? Aujourd’hui, certains parlent de recompter les bulletins. Quelle loi ivoirienne le demande ? Quel texte dit qu’il faut recompter les bulletins ? Gbagbo a-t-il dit qu’il n’était pas d’accord avec les comptes précédents ? Le Conseil constitutionnel a-t-il parlé d’un mauvais comptage par la CEI ? D’où sort donc cette histoire à laquelle certains veulent s’accrocher ? Qui finalement prend-on pour des imbéciles ? Les Africains de France qui peuvent dire en France tout le mal qu’ils pensent de M. Sarkozy ont-ils remarqué qu’en Côte d’Ivoire la radio et la télévision sont prises en otage par Laurent Gbagbo et qu’aucun autre son de cloche que le leur n’y est entendu ? Savent-ils que les mêmes discours de haine qui avaient précédé le génocide du Rwanda y sont débités à longueur de journée ? Le savent-ils ? Savent-ils qu’en ce moment, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, populations dites autochtones et populations dites allogènes sont en train de s’entretuer ? Le savent-ils ? A quoi jouent-ils. Que les deux vieux forbans de Dumas et Vergès viennent profiter du désarroi et de la naïveté de Gbagbo pour lui piquer ses derniers sous, nos sous, peut se comprendre, sans être acceptable. Mais que des intellectuels africains leur répondent en chœur est tout simplement honteux pour toute l’intelligentsia d’Afrique.

Certains à Paris nous parlent d’un Laurent Gbagbo révolutionnaire, panafricaniste. Connaissent-ils vraiment Laurent Gbagbo ou les a-t-il suffisamment corrompus ou ensorcelés pour les rendre aveugles ? Se souviennent-ils que son règne a commencé par un charnier découvert derrière la prison civile d’Abidjan et qu’il s’achève sur un autre découvert pratiquement au même endroit ? Faut-il leur dresser la liste de tous les crimes commis par le régime de Laurent Gbagbo et les siens ? Rappelons-leur simplement les partisans de Ouattara tués en 2000, lorsque Gbagbo refusa que le leader du RDR soit candidat aux législatives, les femmes violées à l’école de police, avec ce seul commentaire de Simone Gbagbo : « qu’avaient-elles à aller manifester dans les rues ? », les escadrons de la mort, les 120 personnes tuées en mars 2004, les étudiant tués sur le campus par la FESCI qui n’a jamais été inquiétée, toutes les manifestations réprimées dans le sang… la liste est trop longue. Laurent Gbagbo panafricaniste ? Avez-vous oublié les cohortes de Burkinabé et de Maliens contraints de rentrer dans leurs pays après l’éclatement de la rébellion, après avoir subi mille et une exactions, les populations étrangères africaines régulièrement rackettées, tuées ? Savez-vous que Gbagbo tient en ce moment les populations des autres pays d’Afrique en otage, oubliant que depuis qu’il est au pouvoir les Ivoiriens sont des milliers à avoir fui leur pays pour vivre chez leurs voisins et même plus loin ? Mais évidemment Gbagbo, le sait et s’en fiche totalement. « Mille morts à gauche, mille morts à droite, j’avance » avait-il dit. Savent-ils que Blé Goudé, que Laurent Gbagbo a jugé intelligent de nommer ministre de l’emploi a triché à sa licence et que le professeur qui lui a délivré son faux diplôme a été sanctionné par l’université, que ce Blé Goudé est sous le coup d’une sanction de l’ONU pour avoir organisé des meurtres et des viols ? Savent-ils tout l’argent que Gbagbo et les siens ont détourné dans ce pays ? Les évêques et intellectuels de Côte d’Ivoire ne peuvent pas décemment dire qu’ils l’ignorent. Parce que Gbagbo et les siens ne s’en cachent même pas.

La situation que vit la Côte d’Ivoire en ce moment est trop dramatique pour que certains s’en servent pour régler leur compte à une France dont le grand tort est de leur avoir donné l’asile. Ici, ce sont des hommes, des femmes et des enfants qui meurent chaque jour, tués par les assassins de Gbagbo, qui sont contraint à l’exil, à cause de la folie d’un homme qui a tant aimé le pouvoir qu’il préfère voir tout son peuple mourir plutôt que de le laisser. Ici, c’est la presse qui est bâillonnée et les journalistes traqués. Je l’ai déjà dit, que ceux qui ne peuvent rien pour nous aient la décence de se taire. Et si nos évêques et chefs traditionnels qui n’ont jamais cessé de se déconsidérer n’ont pas le courage de dire à Gbagbo qu’il a perdu le pouvoir et que le pays ne lui appartient pas, qu’ils se taisent eux aussi.

www.VenanceKonan.com ; 07 janvier 2011

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