Les entreprises ivoiriennes en mode survie

Prises en otages par la crise politique, les sociétés accusent des baisses d’activité allant parfois jusqu’à 70 %. Le spectre des dépôts de bilan et des licenciements massifs se rapproche dangereusement.

Dans les couloirs de l’hôtel Tiama, à Abidjan, les employés tentent de préserver un semblant de sourire, mais l’inquiétude est palpable sur tous les visages. « Sur les dix étages que compte l’établissement, seul le sixième accueille des clients, et encore, toutes les chambres ne sont pas réservées, déplore un employé. Que va-t-on devenir si la crise persiste ? »

Le taux maximum d’occupation des hôtels de la métropole ne dépasse pas les 20 %. Hormis quelques diplomates, de rares hommes d’affaires et une poignée de journalistes, plus personne ne vient en Côte d’Ivoire. Des établissements comme l’Ibis Plateau ont fermé, et environ 80 % du personnel est au chômage technique. « Nous avons déjà poussé nos employés à prendre leurs congés, nous n’engageons plus de contractuels et nous n’avons pas renouvelé les contrats à durée déterminée, soupire Christian Filiol, directeur de l’hôtel Tiama. Le 15 février prochain, nous pourrions réduire le temps de travail, l’objectif étant de conserver tous les salariés. »

À l’aéroport, le concessionnaire ­Aeria a enregistré une chute d’activité de 45 % et demande à ses fournisseurs de réduire leurs prestations de 30 %. La société de catering Servair Abidjan a, quant à elle, enregistré une chute d’activité de 70 % et mis ses salariés au chômage technique. Si le transport aérien, l’hôtellerie et la restauration sont les secteurs les plus touchés par la crise postélectorale, la majorité des branches d’activité est affectée. La moitié des 600 sociétés membres de la Chambre de commerce et d’industrie française en Côte d’Ivoire enregistrent une baisse d’activité de 25 % à 50 %. Avec pour conséquences directes un gel des investissements, une baisse des effectifs pour abaisser les charges salariales et une réduction des budgets de communication.

La note hebdomadaire de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI), le patronat ivoirien, égrène les mauvaises nouvelles : « La baisse d’activité et du chiffre d’affaires des entreprises est de 10 % à 30 % dans le secteur industriel, elle peut atteindre 30 % dans les assurances et 70 % dans la construction. » Toutes les entreprises de BTP qui travaillent sur des fonds internationaux et publics connaissent des difficultés. Le groupe Pierre Fakhoury Operator cherche actuellement de nouveaux marchés en Afrique pour occuper son personnel en attendant la reprise des grands travaux. Dans les mines, les exportations de manganèse ont chuté de 64 % en deux mois. Le sud-africain Randgold Resources, l’australien Newcrest Mining et le britannique Cluff Gold ont fermé leurs mines à Noël et tentent de redémarrer l’activité depuis la fin de janvier.

Dans le textile, la société Uniwax, qui fabrique des pagnes, a négocié une mise en chômage technique de deux semaines. L’origine Côte d’Ivoire n’a plus la cote dans l’industrie du bois : en raison de la baisse des commandes, Covalma a licencié 55 de ses 200 employés. Les exportations de fruits et légumes, produits périssables, ont connu des retards de livraisons entraînant des pénalités liées au non-respect des contrats. L’imprimerie et l’édition, deux secteurs qui ont marché à plein régime durant la campagne électorale, sont aujourd’hui sinistrées.

« On va connaître des difficultés pour s’approvisionner en marchandises en provenance d’Europe », explique un entrepreneur. Dans un courrier adressé à leurs clients le 27 janvier (voir ci-contre), les groupes maritimes Maersk Line et Hapag-Lloyd ont en effet prévenu qu’ils suspendaient tous leurs embarquements vers la Côte d’Ivoire pour se conformer aux sanctions de l’Union européenne, qui a mis à l’index les ports d’Abidjan et de San Pedro. « Nous allons travailler avec des opérateurs évoluant dans d’autres régions du monde », rétorque Marcel Gossio, directeur du Port autonome d’Abidjan, le regard tourné vers l’Asie. Au port de pêche, les armateurs chinois lorgnent déjà la place des thoniers espagnols et français.

Recrudescence du racket

Les seuls à résister à cette crise sont les importateurs de produits alimentaires, notamment l’homme d’affaires libano-ivoirien Ibrahim Ezzedine (SDTM, Global Manutention, Copraci, Spaguetti Maman, Siprem-CI, Farine Malika, Mici, Choco Ivoire…). Autre groupe à s’en sortir : Sifca, la première entreprise privée du pays (17 000 salariés et un chiffre d’affaires 2010 d’environ 530 millions d’euros). « Nous continuons pour l’instant à produire notre sucre, nos huiles et notre caoutchouc et nous parvenons à exporter en Europe et dans les pays limitrophes », explique Yves Lambelin, directeur général.

Ce qui n’empêche pas certaines difficultés. Ainsi, Sucrivoire, filiale du groupe Sifca, a dû demander des autorisations au gouvernement Gbagbo pour acheminer le sucre du nord au sud du pays. À cette contrainte s’ajoute la recrudescence du racket exercé par les corps habillés depuis le 28 novembre, renforçant les surcoûts de transport entre les plantations et les usines de transformation. À Abidjan, la raffinerie de ce même groupe, Sania, continue toutefois à produire près de 1 000 tonnes par jour d’huile destinée pour une moitié à la consommation intérieure et pour l’autre à la sous-région. Chez Sifca, on se projette déjà sur les prochains obstacles. Un embargo portuaire ? « On trouvera toujours des solutions, rassure Yves Lambelin. On peut exporter via le Ghana, même si cela engendre des surcoûts. »

Mais avec le blocage de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), le plus difficile restera le règlement interbancaire dans la sous-région. « Les banques régionales comme Bank of Africa et Ecobank pourront faire elles-mêmes les compensations », estime un banquier. Quant aux établissement ivoiriens, depuis la réquisition de l’Agence nationale de la BCEAO par le camp Gbagbo, ils sont revenus au système de compensations manuelles, une pratique risquée, disparue depuis vingt ans. Le ministre de l’Économie de Gbagbo, Désiré Dallo, tente d’imposer un nouveau système de télécompensations locales. « On ne ferme pas boutique, mais nous évoluons dans un environnement où les risques opérationnels sont très élevés », estime un haut cadre d’une filiale de banque internationale basée à Abidjan.

Si les banques tiennent encore, c’est parce que, au siège de la BCEAO, à Dakar, on n’a pas encore bloqué le système qui permet les virements inter­bancaires instantanés. C’est aussi parce que, avant la réquisition, la plupart des banques sont parvenues à s’approvisionner à la BCEAO, mais la liquidité commence à faire défaut. Conséquence, les établissements, coupés du système de refinancement de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (les réserves des banques ivoiriennes à la BCEAO auxquelles elles n’ont plus accès sont de 450 millions d’euros), limitent les retraits à leurs guichets : 1 million de F CFA (1 524 euros) pour les particuliers, et de 5 millions à 20 millions, selon les banques, pour les entreprises.

Des PME « étranglées »

Les crédits à la consommation et à l’investissement sont désormais en recul à cause de la précarité des emplois et des entreprises. Le plus inquiétant reste l’absence de perspectives et l’impression générale que l’on s’enfonce dans une crise durable. « Nous avons le moral au plus bas, explique un chef d’entreprise. Les plus gros s’en sortent, surtout s’ils sont diversifiés, mais les PME-PMI qui n’ont pas les reins assez solides sont étranglées. »

Déjà, des entreprises n’ont pas versé de treizième mois en fin d’année ; d’autres, dans le BTP et l’import-export, ont baissé les salaires jusqu’à 40 % pour éviter les licenciements, alors que la menace de plans massifs de dégraissage plombe l’atmosphère. « Nos prévisions se font sur le court terme et nous avons tiré un trait provisoire sur les exportations », détaille un patron. La situation n’est pas plus confortable dans les grandes entreprises publiques. Confrontées au bicéphalisme, avec chacune deux directeurs généraux nommés à leur tête par chaque camp politique, leur position n’est pas tenable. Pris entre deux feux, la plupart des opérateurs économiques ne demandent qu’une seule chose : « Laissez-nous travailler en paix ! »

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