Côte d'Ivoire : des barons en chassent d'autres

Administration, entreprises publiques et parapubliques. Le président Alassane Ouattara redistribue les cartes en nommant des proches aux postes clés. Pendant ce temps, les groupes étrangers placent leurs pions. Revue de détail.

Quatre mois après la chute de Laurent Gbagbo, la valse des directeurs généraux et présidents de conseil d'administration se poursuit en Côte d'Ivoire. Le nouveau chef de l'État, Alassane Dramane Ouattara (ADO), nomme à tour de bras dans l'administration et dans les entreprises publiques et parapubliques. Cette recomposition du paysage mécontente l'opposition, qui dénonce la mise en coupe réglée de l'économie par les Nordistes. « Le président nous invite à rentrer pour participer à la réconciliation et à la reconstruction, après nous avoir limogés et coupé les vivres, s'emporte un patron pro-Gbagbo en exil au Ghana. Mais nous n'avons aucune garantie sécuritaire pour reprendre une activité. »

En fait, ADO a d'abord verrouillé les régies financières de l'État, en nommant des proches aux postes à responsabilité. Il a notamment promu son frère, Ibrahim Ouattara, surnommé « Photocopie » pour sa ressemblance avec le chef de l'État, comme nouveau directeur administratif et financier de la présidence, et mis ses hommes à l'Inspection générale d'État (qui contrôle notamment les sociétés publiques) et aux directions du Trésor, des impôts et des douanes. Il a aussi installé Hilaire Marcel Lamizana à la tête du port de San Pedro, Lacina Coulibaly à la Banque pour le financement de l'agriculture, Mamah Diabagaté à la Caisse nationale des caisses d'épargne, Bouaké Méité à la Société des transports abidjanais, Mamadou Konaté à la Poste, Lamine Coulibaly à l'Agence de gestion foncière, Issiaka Bamba à la Société de gestion du patrimoine immobilier de l'État.

D'autres, au profil hybride de politiciens (membres du Rassemblement des républicains, de Ouattara) et de chefs d'entreprises, se sont vu remercier de leur soutien politique et financier par des maroquins ministériels. Adama Bictogo (négoce et services) a hérité du ministère de l'Intégration africaine, Gaoussou Touré (agroalimentaire) des Transports, Hamed Bakayoko (médias) de l'Intérieur. On prête aussi des intentions économiques à la première dame, Dominique Ouattara, bien qu'elle affirme s'être désengagée de ses affaires (immobilier, médias, franchises) pour se consacrer à sa fondation. Elle rencontre en tout cas très régulièrement les grands patrons, à Abidjan comme à l'étranger.

Conflits d'intérêts??

Déjà, on craint des conflits d'intérêts dans un pays où l'affairisme est très répandu. Cette pratique s'est perpétuée sous Houphouët-Boigny (1960-1993) et Henri Konan Bédié (1993-1999)?: il fallait être coopté par le pouvoir pour rentrer dans les activités économiques. Laurent Gbagbo (2000-2010) n'a fait que pérenniser le système, en confiant les rênes des sociétés publiques à ses compagnons de lutte et en favorisant l'émergence d'entrepreneurs proches. On s'attend aujourd'hui à une nouvelle donne dans les domaines de la distribution, des stations-service, de l'immobilier.

ADO a encore nommé un autre cadre du PDCI, Marcel Zadi Kessy (président de la Compagnie ivoirienne d'électricité et de la Société de distribution de l'eau), à la tête du Conseil économique et social. Et promu Kassi N'da, proche de l'ancien Premier ministre Seydou Diarra, directeur général de la Banque nationale d'investissement. En mai, il a confié le poste de gouverneur de la BCEAO à Dakar à Meyliet Tiémoko Koné, directeur de cabinet de Guillaume Soro. Dans le camp présidentiel, on se défend, bien sûr, de fonctionner sur une base partisane, assurant privilégier « la compétence à tous les postes ».

« Je ne suis pas inquiet, confie Jean-Louis Billon, président de Sifca (agroalimentaire). Le nouveau chef de l'État va favoriser la libre entreprise. » Sifca, premier groupe ivoirien, poursuit d'ailleurs son implantation dans les pays limitrophes, en rachetant des plantations d'hévéas et de palmiers à huile, et cherche toujours un partenaire d'envergure dans l'industrie sucrière. Le groupe NSIA, de Jean Kacou Diagou, continue également son expansion régionale?: il vient d'acquérir l'assureur nigérian Adic Insurance. Enfin, les opérateurs libanais, qui possèdent environ un tiers de l'économie ivoirienne, souhaitent aussi poursuivre leurs investissements. À l'image de Nasser Seklaoui (distribution et négoce), qui prévoit de monter prochainement une usine d'assemblage d'équipements hifi-vidéo, après avoir récupéré la commercialisation des produits Samsung.

Privatisations

« Très bientôt, c'est toute la Côte d'Ivoire qui sera en chantier. Vous aurez des emplois et vous aurez aussi les financements promis pour vos projets », a déclaré ADO, le 7 août, à l'occasion du 51e anniversaire de l'accession à l'indépendance du pays. Son programme pour les cinq prochaines années est basé sur l'investissement de 12?000 milliards de F CFA (18,3 milliards d'euros) dans l'énergie, les infrastructures et le social. Mais le lancement des grands chantiers pourvoyeurs d'emplois, comme le terminal à conteneurs de l'île Boulay, le troisième pont d'Abidjan, l'aéroport international de San Pedro, l'extension du réseau routier ou encore le transfert des institutions à Yamoussoukro, connaît des retards. Les autorités peinent actuellement à trouver 103 milliards de F CFA pour boucler leur budget 2011.

Pour l'instant, ADO pare au plus pressé. Il a mis en place un programme présidentiel d'urgence de 45 milliards de F CFA pour réhabiliter les secteurs de la santé, de l'eau, de l'électricité, de l'école et de la salubrité urbaine. Les travaux sont confiés à des entreprises locales, notamment pour la réfection des bâtiments administratifs, du réseau routier, de la prison d'Abidjan.

L'ancien directeur général adjoint du Fonds monétaire international (FMI), rompu aux méthodes américaines, prépare néanmoins l'avenir. Sont associés à la réflexion Amadou Gon Goulibaly, secrétaire général de la présidence, et le Français Philippe Serey-Eiffel, son puissant conseiller économique, deux anciens dirigeants de la Direction centrale des grands travaux. Et des ministres comme Adama Toungara (Mines, Pétrole et Énergie).

ADO a sollicité les cinq grands cabinets d'audit et de conseil de la place (KPMG, Deloitte, Ernst & Young, Auditeurs associés, PricewaterhouseCoopers) pour réaliser le diagnostic des 43 sociétés publiques, dont certaines sont promises à une privatisation dans les douze prochains mois. Il a annoncé en juillet qu'il voulait réduire de 25 % le portefeuille de l'État. Pétrole, services, banques. Les capitaux de plusieurs fleurons de l'industrie devraient être ouverts. « Il y a une volonté manifeste de faire l'inventaire de l'existant et de se projeter vers le futur en faisant appel à des groupes répondant aux normes internationales », explique Jean-Luc Ruelle, de KPMG.

"World company"

Dans les milieux d'affaires, on ironise déjà à propos du débarquement prochain de la « world company » sur la lagune. En réalité, les présidents successifs du pays ont toujours invité les groupes étrangers à opérer en Côte d'Ivoire. Mais ADO, lorsqu'il était Premier ministre de 1990 à 1993, a accéléré le mouvement de libéralisation, en confiant notamment la concession de l'eau et de l'électricité au français Bouygues. Depuis sa prise effective du pouvoir en avril, il a manifesté sa volonté de renforcer la coopération avec les entreprises françaises.

Total et Bouygues ont prévu d'intensifier leurs prospections dans les hydrocarbures d'ici à la fin de l'année. Vincent Bolloré, malgré son soutien à Gbagbo lors de la campagne, a sauvé sa concession portuaire et lorgne celle de l'île Boulay avec appétit. Carrefour est en pourparlers avec les nouvelles autorités pour une entrée dans la distribution. Auchan s'intéresse aussi aux potentialités du marché ivoirien. Dans le BTP, Sogea-Satom va installer prochainement un bureau à Abidjan. Un secteur très concurrentiel où opèrent d'autres sociétés françaises, comme Sibagec et Sud Constructions, ainsi que Pierre Fakhoury Operator, au capital belgo-ivoirien.

Le Premier ministre français, François Fillon, en visite à Abidjan en juillet, a annoncé l'annulation prochaine de 1 milliard d'euros de dette bilatérale et la reconversion de 2 milliards en contrat de désendettement et de développement. De quoi favoriser un retour en force des entreprises hexagonales - il y a déjà 140 filiales de grands groupes et 500 PMI-PME en Côte d'Ivoire -, qui comptent se positionner sur les projets de reconstruction et les secteurs les plus dynamiques.

Mais ADO souhaite aussi diversifier ses partenariats, jouant de son carnet d'adresses international. Il a déjà effectué des déplacements aux États-Unis, au Ghana et au Nigeria - premier partenaire commercial devant la France -, puis reçu son ami Stanley Fischer, gouverneur de la Banque centrale d'Israël. Les Marocains, qui mènent une politique agressive en Afrique subsaharienne, étudient aussi les potentialités du marché ivoirien. Attijariwafa Bank a racheté en 2009 la Société ivoirienne de banque, et Addoha prévoit d'investir 20 milliards de F CFA dans une cimenterie. Le déficit en habitations est tel, en Côte d'Ivoire, que les autorités vont prochainement lancer un programme de 300?000 logements sociaux, autre secteur où le groupe marocain intervient.

Dans le négoce du café-cacao, les américains Cargill et Archer Daniels Midlands, le suisse Barry Callebaut et l'anglais Armajaro devraient garder la mainmise sur les exportations. Le singapourien Olam, déjà présent dans l'anacarde, l'huile de palme, le coton et le cacao, cherche à se positionner sur des nouveaux marchés et à racheter des sociétés locales. Son PDG, Sunny Verghese, sera à Abidjan début septembre. Dans le domaine des franchises, les choses devraient également bouger. La chaîne Hippopotamus a ouvert récemment un restaurant dans le quartier du Plateau, et l'arrivée de McDonald's est annoncée.

Dans l'énergie, le ministre Adama Toungara finalise actuellement sa stratégie de valorisation des ressources nationales. Il devrait mettre aux enchères de nouvelles concessions pétrolières. Il étudie aussi le secteur des mines, où le sud-africain Randgold et l'indien Tata Steel ont récemment fait leur entrée. Des avantages fiscaux sont proposés aux entrepreneurs voulant investir dans le nord du pays. Mais, pour l'instant, les ex-seigneurs de guerre, intégrés progressivement dans la nouvelle armée, ont toujours le contrôle des ressources. Au Nord comme au Sud, la plupart des investisseurs restent prudents en raison de l'insécurité et des tensions politiques. Le réel décollage de l'économie ne devrait avoir lieu qu'après la tenue des législatives, promises avant la fin de l'année.

Article publié le: 30 Août 2011 - Auteur: Jeuneafrique.com - Source: Jeuneafrique.com

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