Comprendre la corruption des élites en Afrique subsaharienne

 
 
 
 

Comprendre la corruption des élites en Afrique subsaharienne. “Dès qu’un individu accède à un poste de pouvoir, il est assailli de « demandes » de ses proches qui jugeraient scandaleux qu’il ne contribue pas à leur entretien”

 

De nombreux pays africains sont classés parmi les mauvais élèves de l’Indice de perception de la corruption publié par Transparency International. La Somalie, le Soudan, la Guinée équatoriale, le Burundi, la République démocratique du Congo, le Tchad, l’Angola, le Zimbabwe et le Kenya figurent à la fin du classement et seuls quatre pays, Maurice, le Cap Vert, le Botswana et le Rwanda sont parmi les cinquante pays les moins corrompus. Ce diagnostic heurte la conception communément admise sur l’impartialité que devrait manifester un État efficace et légitime ; une situation qui choque les bonnes consciences scandalisées par les « biens mal acquis » ou les charitables « mallettes » des despotes.

L’État africain est une hybridation

 

La présentation dominante du fonctionnement de l’État en Afrique s’appuie sur des stéréotypes : il est un « proto-État », c’est-à-dire tronqué et rudimentaire ; l’ethnicité congénitale le corrode ; la corruption est chronique et pathogène. Or il faut cesser de penser l’État africain comme un système transitoire dans la construction d’un État moderne. L’État est « approprié » par ses détenteurs, il est « privatisé » : chaque titulaire d’une parcelle d’autorité publique l’accapare à son profit et à celui de son réseau.

Comment cette hybridation s’est-elle opérée ? La fonction prédatrice des systèmes étatiques africains n’est guère contestable. La logique de la rente l’a emporté. L’expansion désordonnée du secteur public, poussée par les besoins de reprendre les attributs coloniaux, a dénaturé le projet de développement. À force de prélèvements par divers truchements (les marchés publics, les entreprises et offices d’État, les aides extérieures, etc.) les ressources se sont raréfiées, et en période de crise, lorsque les subsides commencèrent à manquer, il fallut entamer le patrimoine. Prélevant au lieu d’aider à produire, l’État a donc progressivement épuisé sa propre base économique. Il a pu le faire à un moment propice, les années 1970-1980, quand emprunter auprès des institutions internationales et des banques est apparu comme une solution de facilité pour endiguer les crises conjoncturelles résultant de la volatilité des cours des matières premières. Ces apports ont constitué une manne pour lubrifier un système patrimonial confortant la légitimation des élites au pouvoir. Souvent la responsabilité de l’endettement qui s’ensuivit est à rechercher du côté des bailleurs de fonds, distribuant des financements selon des critères douteux et des prévisions trop optimistes. Par la suite, lorsqu’il fut évident qu’un ajustement drastique s’imposait face aux faillites prévisibles des États africains, les injonctions en faveur de la « bonne gouvernance » ont occupé la première place. Mais pour les élites corrompues, mises devant un dilemme, soit le tarissement des aides si les réformes étaient trop lentes, soit la perte de légitimité si elles perdaient leurs sources d’enrichissement, la seule option était de donner, avec une extraordinaire capacité de « débrouille », l’impression de satisfaire aux attentes des « ajusteurs » des institutions de Bretton Woods, tout en freinant la mise en œuvre des programmes d’assainissement et en atténuant leurs effets. On a alors assisté à un contournement, ou mieux, une subtile « domestication » des conditionnalités. Et quand les ressources sont épuisées, une nouvelle situation critique se présente [1][1]Voir à ce sujet : Pierre Jacquemot, « L’Afrique subsaharienne…. Mais loin de mettre en cause les logiques verticales de la redistribution, elle aurait plutôt tendance à les exacerber, en alimentant les réseaux par de nouvelles sources qui empruntent aux trafics en tout genre. Le moindre contrecoup enregistré sur les marchés extérieurs ou l’entrée dans un cycle climatique défavorable, comme en Afrique de l’Est en 2011, ne peuvent que révéler brutalement cet état de précarité latent.

La démocratie peut servir à légaliser la corruption

La procédure de redistribution est fortement prégnante dans les systèmes corruptogènes. Pour l’économiste gabonais Luc Pandjo Boumba [2][2]Luc Pandjo Boumba, La violence du développement. Pouvoir…, l’homme au pouvoir a quatre fonctions d’utilités irréductibles à satisfaire : une fonction de demande de biens économiques stricto sensu (conforme à la théorie microéconomique) ; une fonction traduisant sa demande de prestige ; une fonction restituant la demande de solidarité familiale ; une fonction restituant un processus d’accumulation personnel du pouvoir. Ce qui est en jeu c’est l’exclusivité des richesses à laquelle aspirent les tenants de la « séniorité absolue », ce que l’on appelle en Afrique orientale les big men. Cette aspiration est souvent dictée par la « politique du ventre » [3][3]Expression camerounaise mettant en avant l’idée que, par les…, le goût du lucre et la recherche de la prospérité matérielle copiée de la modernité occidentale. Mais elle est surtout politique. Redistribuer les ressources amassées conforte le prestige de l’homme de pouvoir. Pour l’élite, les exigences communautaires s’expriment dans des besoins monétaires sans cesse croissants. Dès qu’un individu accède à un poste de pouvoir, il est assailli de « demandes » de ses proches qui jugeraient scandaleux qu’il ne contribue pas à leur entretien [4][4]Jean Cartier-Bresson, L’Économie politique de la corruption,…. S’y soustraire pour un homme de pouvoir revient à accepter une perte de crédit et d’influence pouvant se traduire par des conséquences douloureuses empruntant le canal du monde magico-mystique.

Les nouvelles formes de corruption sont attachées aux transitions récentes de l’État africain. Faut-il suivre la Banque mondiale quand elle affirme que la démocratie apporte une contribution positive au développement en créant des motivations politiques pour les gouvernants et en réduisant les opportunités de corruption avec l’apparition de contre-pouvoirs ? En réalité, la démocratie formelle des années 1990-2000 n’a pas ipso facto annulé en Afrique la marchandisation du politique ; parfois elle l’a légitimée. Dans la majorité des cas, c’est la démocratie qui a été adaptée à la logique du clientélisme et non l’inverse. Le processus d’intensification de celle-ci, renforcé par les nouvelles institutions installées durant la décennie 2000, a créé de nouvelles positions prébendières. Le vote, parfois acheté en contrepartie de libéralités en argent ou en nature, se révèle être le moyen efficace pour conquérir une position politique, donc économique, qui n’aurait pas été automatiquement obtenue par un scrutin ouvert. Une fois légitimée « démocratiquement », elle peut être valorisée. Les acteurs politiques n’ont souvent pas de références idéologiques précises, ils sont surtout attachés, une fois élus, à gérer leurs intérêts et leurs alliances. Face à eux, les électeurs, une fois qu’ils ont touché la rétribution de leur vote, n’utilisent guère la modeste information disponible pour superviser ensuite la mise en œuvre des engagements de campagne des élus.

La corruption des élites trouve divers emplois

 

Qu’advient-il des sommes soustraites ? Elles servent à enrichir le prestige social de l’homme de pouvoir. Le premier cercle servi est la parentèle, le second la clientèle. Mais l’apparat ne sert pas uniquement le choix nombriliste de s’exhiber, il est une ressource politique. L’inévitable corollaire est une forte réticence à opérer la transformation de l’accumulation de biens et d’argent en une capacité à investir dans la production. Devant le besoin de magnificence, l’idée même d’une rétribution différée est impensable. Les fonds les plus importants sont blanchis. L’un des rares investissements d’avenir est celui fait sur la scolarité des enfants, à l’étranger le plus souvent.

La fortune, au lieu d’être un objet de blâme est l’attribut du vrai chef. Elle doit donc être visible pour devenir une vertu politique. Il serait par conséquent inadéquat d’opposer à la corruption le sentiment de « honte » qu’elle ferait naître chez ses pratiquants. Il ne peut pas y avoir condamnation de la part de ceux qui bénéficient des retombées, sauf s’ils pensent que d’autres sont mieux servis. La honte joue sur un tout autre registre, celui de la pression de l’entourage et des réseaux qui légitiment les entorses au droit. [5][5]Gérard Blondo et Jean-Pierre Olivier de Sardan, État et… On rencontre cette situation dans de nombreuses sociétés africaines : s’enrichir, même de manière illicite, n’est pas perçu comme un mal en soi, en revanche s’enrichir sans partager est considéré comme contraire à l’éthique. Pire, celui qui n’aura pas su saisir l’occasion lorsqu’elle s’est présentée sera suspecté d’avoir « mangé tout seul ». La corruption est une modalité acceptée de gestion des relations sociales.

La lutte contre la corruption

 

Les coûts additionnels dus à la corruption sont évalués en Afrique à un montant situé entre 10 et 30 % de la valeur des transactions. À l’évidence, ces coûts sont difficiles à calculer précisément en raison du secret qui entoure ces opérations et aussi parce que les distorsions induites ne sont guère mesurables.

Le bilan des tentatives de lutte contre la corruption en Afrique est mitigé. La panoplie des mesures que l’on retrouve dans les programmes de lutte tourne autour des mêmes thèmes : contrôler la dépense publique, refondre la législation (marchés publics, douanes, assurance, fiscalité), resserrer la gestion des entreprises publiques, « revisiter » les contrats léonins, assainir le climat des affaires…

La société civile est-elle porteuse d’une évolution positive dans le registre de la gestion publique ? De multiples associations jouent un rôle important en dénonçant les excès. Elles bénéficient de soutiens extérieurs. Il y a cependant chez certains partenaires une fâcheuse tendance à aveuglément jouer la société civile contre l’État. L’efficacité de ces initiatives repose en outre sur la capacité des associations à se procurer les informations sur les transactions, sur la mesure des performances des services, sur les fautes commises… informations qu’il faut savoir traiter avant de faire état des malversations qu’elles révéleraient. La probité dont les ONG doivent faire preuve dans leur démarche est décisive, évitant de tomber dans la démagogie ou d’être le jouet de règlements de comptes.

La lutte contre la corruption relève non seulement d’une attente des bailleurs de fonds mais également d’un engagement formel des institutions africaines. L’Union africaine a adopté à Maputo en 2003 la Convention sur la prévention et la lutte contre la corruption. D’autres textes existent au niveau régional et certaines législations nationales sont sévères comme celle de l’Afrique du Sud de 2003. Dans les programmes de lutte contre la corruption, on attend du gouvernement qu’il envoie un signal fort, indiquant sa détermination à engager des réformes mais aussi des poursuites judiciaires, des opérations « mains propres »… La méthode s’inspire parfois de celle mise en œuvre en Tanzanie et en Zambie, qui utilise les médias pour mieux faire connaître ses succès et pour désigner les fraudeurs à la vindicte populaire (principe du name and shame). L’impunité doit être combattue mais la sanction soulève aussi de nombreuses questions. Logiquement, à un moment donné, la boucle répressive se ferme sur elle-même, quand celui qui doit réprimer un cas de détournement de fonds publics se révèle en être l’un de ses bénéficiaires. Dans un système où la malversation existe à une certaine échelle, jusqu’où aller en matière de sanction ? Comment ne pas aller politiquement « trop loin » dans la « purge du passif » ? Il est des cas, et l’on pense au Cameroun, au Congo ou au Kenya, où la rhétorique de l’assainissement doit être entendue comme une manière commode de se débarrasser d’adversaires gênants, davantage que comme manifestant une sincère volonté de modifier le système.?

La « mauvaise gouvernance » ne se résume pas à un phénomène de surface, à la kleptomanie des dirigeants ; elle n’est pas une pathologie, une aberration qu’il faudrait effacer, mais une composante d’un système global. Les pays africains ne sont pas des pays qui seraient « riches s’ils n’étaient pas malades ». Ils sont structurellement différents quant au mode de fonctionnement de leurs systèmes de régulation sociale. Leurs singularités de fonctionnement font que les réformes préconisées impliquent nécessairement des ruptures dont l’issue est incertaine, tant les résistances sont puissantes. On peut cependant croire que le rapport de forces pourrait évoluer dans les prochaines décennies dans le sens de l’assainissement des pratiques corruptogènes. La réforme peut être, elle aussi, « appropriée ». Le thème aujourd’hui dominant de la bonne gouvernance peut être mobilisé comme une ressource dans une stratégie politique. À un moment donné de l’histoire, les positions rentières du pouvoir étant bien acquises et les ressources « blanchies », ce thème peut être efficacement utilisé comme moyen de légitimation interne du pouvoir, qui tente ainsi de se consolider en se parant du manteau vertueux du respect des « normes publiques à valeur universelle ». ?

Par Pierre Jacquemot

Pierre Jacquemot est président du GRET-Professionnels du développement solidaire (France). Actuellement maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et chercheur associé à l’IRIS, il est membre du Conseil national du développement et de la solidarité internationale et du Comité de rédaction de la revue Afrique contemporaine.
Ancien Ambassadeur de France (Kenya, Ghana, RD Congo), ancien directeur du développement au Ministère français des affaires étrangères, ancien chef de mission de coopération (Burkina Fao, Cameroun) et conseiller du président Abdou Diouf (Sénégal), après avoir été maître de conférences à l’Université de Paris-Dauphine.
Il est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, docteur d’Etat en Sciences Economiques et en Economie Appliquée, ancien stagiaire de l’ENA.
Il est l’auteur de trois livres récents :  Chroniques africaines (L’Harmattan, 2015), L’Afrique des possibles, les défis de l’émergence (Karthala, 2016) et Dictionnaire encyclopédique du développement durable (éd. Sciences humaines, 2018).

Dans Revue internationale et stratégique 2012/1 (n° 85

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